(Extraits)


(À découvrir, Voie Sauvage, une rencontre entre Beat Generation et poètes de la Voie autour des dessins à l’encre de Guyseika.)


À l’origine, Dharma punk est une lecture  de textes de Allen Ginsberg, Jack Kerouac, Han Shan, Ryôkan, Gary Snyder et Guyseika, souvent suivie d’une discussion sur le thème, culture orientale et occident.


Dharma punk est un projet dont le but est d’envisager la rencontre entre les sagesses orientales et nos folles urbanités modernes et occidentales.


L’appellation Dharma punk est directement issue du roman de Jack Kerouac “Dharma bums” (les clochards célestes), où Kerouac nous présente la première génération d’occidentaux à vivre ces sagesses orientales à travers leurs prismes d’américains des années 50. J’utilise le mot punk pour remettre cette approche au goût du jour, mais aussi, bien sûr, pour choquer et questionner le lecteur. Qu’est-ce que punk peut avoir à faire avec Dharma (= Ordre naturelle, Voie)?


Il faut savoir qu’en Inde et en Chine, les femmes ou les hommes s’engageant sur la Voie pour résoudre la grande énigme de la vie et de la mort, allaient à l’encontre de nombreuses normes sociales, et ils se retrouvaient souvent en porte-à-faux avec les autorités. Leurs postures étaient largement non-conventionnelles et iconoclastes. Voilà pourquoi, pour moi,  «punk» est particulièrement adapté à la manière d’être et d’enseigner de certain(e)s maîtres zen, sages taoïstes, tibétains ou hindous. De plus, l’approche de la Beat Generation était une approche que l’on pourrait qualifier de tantrique, puisque exprimant le désir d’utiliser les phénomènes pour accéder à la plus haute vérité, ou réaliser la plus haute vérité dans les phénomènes (bien que d’après Chogyam Trungpa, pour pratiquer véritablement le tantrisme il faille d’abord passer par les enseignement Hynayana et Mahayana, ce que finirent par faire les Gary Snyder et autres Allen Ginsberg). Ainsi, ils accueillaient toute expérience comme une nourriture pour leur recherche, ce qui détonnait parfois avec l’idée que l’on se fait d’une pratique spirituelle. Et effectivement, la Beat Generation a fini par faire trembler l’édifice castrateur de la société américaine bien pensante...


Depuis des années, tous les branchés qui nous dictent la mode n’ont que le mot punk à la bouche. Ils nous le sortent à toutes les sauces, à travers des groupes préfabriqués qui grattent des guitares en vociférant merde! dans un micro, des panoplies punk de grands couturiers à quinze mille balles, des articles concoctés dans des bureaux de presse du 8ème etc. hahaha ! On vous vend du punk chez Carrefour et Prisunic et il ne manque plus qu’un zest de snobisme, de cynisme, et de confusion pour rejoindre la grande famille des stéréotypés...


S’il vous plaît, soyons sérieux, et remettons le punk à sa place... Ne nous arrêtons pas à la surface et plongeons au coeur de la chose... Punk, c’est à dire la destruction du petit ordre que l’on s’est établi, destroy !, la destruction de nos préjugés sur les autres, la destruction de nos préconceptions sur le monde. Punk, c’est à dire “ne se poser sur rien”.


Profondément on pourrait dire que le punk c’est Kali, la parèdre de Shiva, ou la Palden Lhamo des tibétains, tueuse des démons, briseuse d’illusions, celle qui annihile la fausse identification (à un « moi » permanent, à ce que nous pensons être), qui explose l’univers, qui tue le temps, no future !


Voilà du punk qui fait trembler la terre et remet le cosmos à sa place. Voilà pourquoi des punks éternels sont des «cinglés» comme Han Shan, Ikkyu, Shakyamuni, Parvathy Baul, Barbara Kosen, Lee lozowick, Gary Snyder ou Milarepa. Bâuls, moines errants, clochards célestes. Voilà des révolutionnaires ! Et  voilà la grande affaire : le punk ce n’est pas la haine, mais c’est l’amour, l’amour universel. Demandez donc à Joe Strummer si vous ne me croyez pas...


Vous trouverez ci-après les textes qui composent les lectures Dharma punk. Wanshi disait “Tout dans l’univers brille et prêche le Réel”. Même nos poubelles, même les lumières de Carrefour et Prisunic, même Johnny Rotten et son micro, même le rosier dans votre jardin. Il suffit d’ouvrir les yeux, les yeux du “coeur”... À bientôt...





§ HOWL, POST-SCRIPTUM    de Allen Ginsberg


Sacré ! Sacré ! Sacré ! Sacré ! Sacré ! Sacré ! Sacré ! Sacré ! Sacré ! Sacré ! Sacré ! Sacré ! Sacré ! Sacré ! Sacré !

Le monde est Sacré ! l’esprit est sacré ! La peau est sacrée ! Le nez est sacré ! La langue et la queue et la main et l’anus Sacrés !

Tout est sacré ! tout le monde est sacré ! partout est Sacré ! toute journée est dans l’éternité ! Tout homme est un ange !

Le clochard est aussi sacré que le séraphin ! le fou est sacré comme tu es sacrée mon âme !

La machine à écrire est sacrée le poème est sacré la voix est sacrée les écouteurs sont sacrés l’extase est sacrée !

Sacré Peter sacré Allen sacré Salomon sacré Lucien sacré Kerouac sacré Huncke sacré Burroughs sacré Cassady sacré l’inconnu sodomisé et les mendiants souffrants sacrés les hideux anges humains !

Sacrée ma mère à l’hôpital psychiatrique ! Sacrées les bites des grands-pères du Kansas !

Sacré le saxophone rugissant ! Sacrée l’apocalypse bop ! Sacrés les jazzband marijuana branchés paix et came et batterie !

Sacrées les solitudes des grattes ciel et des trottoirs ! Sacrées les cafétérias remplies de multitudes ! Sacrées les mystérieuses rivières de larmes sous les rues !

Sacré le juggernaut solitaire ! Sacré l’immense agneau des classes moyennes ! Sacrés les bergers fous de la rébellion ! Celui qui kiffe Los Angeles est Los angeles !

Sacré New York Sacré San Francisco Sacré Peoria et Seattle Sacré Paris Sacré Tanger Sacré Moscou Sacré Istambul !

Sacré le temps dans l’éternité sacrée l’éternité dans le temps sacrées les horloges dans l’espace sacrée la quatrième dimension sacrée la cinquième internationale sacré l’ange dans Moloch !

Sacrée la mer sacré le désert sacré le chemin de fer sacrée la locomotive sacrées les visions sacrées les hallucinations sacrés les miracles sacré le bulbe de l’œil sacré l’abîme !

Sacrée la clémence ! Pardon ! Charité ! Foi ! Sacrés ! Les nôtres ! corps ! souffrant ! magnanimité !

Sacrée la surnaturelle intelligente extrêmement brillante bonté de l’âme !


Pourtant, lorsqu’au VI ème siècle, l’empereur Wu demande à Bodhidharma à son arrivée en Chine « Quelle est l’essence du bouddhisme ? », celui-ci répond « Un grand ciel vide, rien de sacré. » Rien de sacré ? Disons que soit tout est sacré, soit rien n’est sacré… À moins que ce ne soit ni l’un ni l’autre…


Au début des années cinquante les jeunes américains de la beat generation ont une approche assez dilettante et livresque, parfois intuitive du bouddhisme et du zen. Ils n’ont pas encore eu de contact cœur à cœur avec des Maîtres de ces traditions. Pour eux c’est avant tout une manière de trouver une spiritualité éloignée du carcan culturel occidental. Ainsi l’image du zen et du taoïsme qui les attire est celle de ces moines errants dans les villes et les campagnes, méditants ermites des montagnes, iconoclastes pissant sur la hiérarchie et l’ordre corrompu, s’abreuvant de vin sous les étoiles. Tout cela résonnait avec leur rimbaldisme beat, Thoreau, les vagabonds américains, leur vie sur la route, leur soif de liberté mêlée aux questionnements existentiels.



§ Les clochard célestes de Jack Kerouac


Je n’ai jamais rencontré scène plus paisible que lorsque par cette fin d’après-midi rougeoyante et fraîche, je poussai la petite porte et vis Japhy dans un coin de la cabane, assis en tailleur sur un coussin posé à même la natte, sa théière en étain et sa tasse de porcelaine fumant à ses côtés. Son livre sur les genoux, ses lunettes sur le nez lui donnaient l’air vieux et savant et sage. Il leva très doucement les yeux, me reconnut et dit : « Entre, Ray. », avant de se replonger dans son bouquin.

« Qu’est-ce que tu fous ?

- Je traduis le grand poème de Han Shan la Montagne Froide, écrit il y a plus de mille ans et en partie gribouillé sur des pans de falaises à des centaines de kilomètres de tout être vivant.

- Ouaaah.

- Par contre quand tu viens ici il faut que tu enlèves tes chaussures. Tu vois ces nattes, tu vas les ruiner. » Alors j’enlevai mes espadrilles bleues et les posai avec soin sur le seuil. Il me lança un coussin et je m‘assis en tailleur le dos contre le mur de bois de la maison et il m’offrit une tasse de thé bien chaud. « Tu as déjà lu le Livre du Thé ?, dit-il.

- Non. C’est quoi ?

- C’est un ouvrage érudit sur la façon de préparer le thé, un condensé de deux milles ans d’expérience en la matière. Certaines descriptions des effets produits par la première gorgée de thé, puis par la seconde, et par la troisième sont vraiment hallucinantes et sauvages.

- Ces gars n’avaient pas besoin de grand chose pour grimper au plafond, hein ?

- Bois ton thé et tu verras. C’est du bon thé vert. » Le thé était bon et je me sentis aussitôt calme et dispo. « Tu veux que je te lise des passages de ce poème de Han Shan ? Tu veux que je te parle de Han Shan ? 

- Ouais.

- Han Shan, tu vois, était un érudit chinois qui devint malade de la grande ville et du monde et partit se cacher dans les montagnes.

- Dis donc, ça te ressemble pas mal.

- En ce temps là on pouvait vraiment faire ça. Il est resté dans des grottes près d’un monastère bouddhiste dans la région de T’ang Hsing, dans la province de T’ien Tai, et le seul être humain qu’il fréquentait était ce drôle de cinglé zen Shih-te dont le boulot était de balayer le monastère avec un balaie de paille. Shih-te était aussi un poète, mais il n’a pas écrit grand chose. De temps en temps Han Shan descendait de sa montagne froide dans ses habits d’écorce et pénétrait dans la chaude cuisine pour mendier de la nourriture, mais aucun des moines ne voulait lui en donner parce qu’il refusait de rentrer dans les ordres et de répondre à l’appel de la cloche de méditation trois fois par jour. Tu comprendras pourquoi en lisant quelques unes de ses professions de foi comme… Écoutes et je vais t’en traduire un passage directement du chinois » Et je me penchai par-dessus son épaule pour voir les grandes griffes d’oiseaux sauvages qu’il déchiffrait sur l’original :

« Je gravis le chemin de la Montagne Froide

Le chemin de le Montagne Froide qui jamais n’a de fin

De longues gorges étouffées par les éboulis et les rochers,

De large vallée aux herbes avalées par les brumes

La mousse glisse pourtant nulle pluie

Les pins bourdonnent pourtant nul vent

Qui dénouera les liens du monde

Pour venir s’asseoir avec moi parmi les nuages blancs ? »

- Ouaouh !

- Bien sûr c’est ma propre traduction en anglais. Tu vois, il y a cinq signes par ligne et il faut y introduire des articles, des prépositions et tout ça…

- Pourquoi tu ne traduis pas tel que c’est, cinq signes, cinq mots ? Quels sont ces cinq premiers signes ?

- Signe pour avancer, signe pour en haut, signe pour froide, signe pour montagne, signe pour chemin.

- Et ben, traduis-le : « Gravissant chemin Montagne Froide. »

- Ouais, mais qu’est ce que tu fais avec le signe pour long, signe pour gorge, signe pour étouffer, signe pour avalanche, signe pour rocher ?

- Eh bien : Avalanche de rocs étouffant longue gorge.

- Ouais, j’y ai pensé, mais il faut avoir l’approbation des profs de chinois de l’université et ils veulent de l’anglais correct.

-  Mon gars, c’est merveilleux, dis-je en examinant la petite bicoque, et toi, assis là tout tranquillement à cette heure si calme, étudiant tout seul avec tes lunettes sur le nez.

- Ray, il faut que tu escalades une montagne avec moi bientôt. Pourquoi pas le Matterhorn ?

- Génial ! C’est où ?

- Là-haut, dans la sierra. On pourrait aller là-bas dans la voiture de Henry Morley avec les sacs et commencer à grimper à partir du lac. Je pourrais porter la bouffe et les trucs dont on a besoin dans mon sac à dos et toi tu pourrais emprunter le petit sac de Alvah et porter les chaussettes de rechange, les chaussures et tout.

- Que veulent dire ces signes ?

- Ca dit que Han Shan est descendu de la montagne après avoir erré là-haut de longues années pour revoir les siens en ville. « Naguère, j’étais sur la montagne froide, etc… Et hier j’ai été revoir mes amis et mes parents. Plus de la moitié avaient rejoins les sources jaunes. », les sources jaunes ça veut dire la mort, « Maintenant que le matin est là je contemple mon ombre solitaire. Je dois cesser d’étudier car mes yeux sont emplis de larmes. »

- Ca aussi c’est pour toi, Japhy, étudiant les yeux pleins de larmes.

- Mais yeux ne sont pas pleins de larmes !

- Ca viendra avec le temps, non ?

- Ca viendra sûrement, Ray, mais écoute ça, « Dans la montagne il fait froid, il a toujours fait froid, et pas seulement cette année. » Tu vois, il est super haut, plus de quatre milles mètres peut-être, tout là-haut, et il dit : « escarpements déchiquetés toujours enneigés, forêts noires au fond des ravins crachant leur brouillard, les bourgeons apparaissent à peine à la fin de juin, tandis qu’au mois d’août les feuilles tombent déjà. Et moi je suis là, en transe, comme un drogué… »

- Un drogué ?

- C’est ma propre traduction. En fait il dit « Enivré comme un sensuel de la ville d’en bas ». Je modernise…

- Super. » Je me demandai pourquoi Han Shan était l’un des héros de Japhy.

« Parce qu’il était un poète, un montagnard, un bouddhiste investi dans la méditation sur l’essence de toutes choses, et un végétarien aussi, même si moi ça, ça ne me branche pas, peut-être parce qu’être végétarien dans le monde moderne c’est couper les cheveux en quatre, vu que tous les êtres sensibles se nourrissent comme ils peuvent. Et puis c’était un solitaire qui se suffisait à lui-même et pouvait vivre dans la pureté tout en restant fidèle à lui-même.

- Ca te ressemble aussi, ça.

- Et toi aussi, Ray. »




§ Han Shan


Depuis que je vis à HanShan

je me nourris des fruits de la montagne,

vis sans le moindre souci,

à suivre en ce monde mon propre cours,

comme le soleil, la lune ou le fleuve qui s ‘écoule.

Le temps passe, étincelle sur une pierre.

Je laisse ciel et terre à leur changement,

libre, assis sur la falaise.



Les hommes d’aujourd’hui cherchent le chemin des nuages.

Le chemin des nuages est obscur, nulle trace.

Les montagnes sont hautes, les précipices dangereux.

Les torrents sont larges, les eaux troubles.

Des pics de jades, devant, derrière.

Les nuages blancs à l’est, à l’ouest.

Vous voulez savoir où se trouve le chemin des nuages ?

Le chemin des nuages, c’est le vide.


Écrits sans but particulier sur des rocs et des écorces,

ces poèmes de Han Shan ont traversé les âges

pour parvenir jusqu’à nous, passant par la cabane de Gary Snyder

dans les années 1950, comme ils étaient passés

au XVIII ème siècle par l’ermitage de Ryokan .



§ Ryokan


Toute la journée à mendier ma nourriture.

De retour je ferme le portail en branchage,

dans le poêle je brûle des brindilles,

elles ont encore des feuilles.

Serein, je lis des poèmes de Han Shan.

Le vent souffle une pluie légère,

« sa sa », elle asperge ma hutte.

De temps à autre, étendant les deux jambes je m’allonge.

Aucune pensée, aucun doute.




J’habite une forêt profonde où

d’année en année poussent les lianes vertes.

En outre, nulle affaire des hommes ne vient me harceler.

De temps à autre j’entends un bûcheron chanter,

au soleil je rapièce ma robe de moine,

sous la lune je lis des poèmes.

J’aimerais dire aux hommes de ce monde,

pour être à l’aise on n’a pas besoin de beaucoup.




Alors que certains sacrifient leur vie

pour délivrer le monde,

caché dans ma hutte en herbes

je cultive l’oisiveté.




Han Shan, Ryokan, Hakuin, Hykkyu, voilà le zen de la Beat Generation. Ce qui intéresse ces jeunes gens ce ne sont pas les cérémonies enfumées et les palabres sans fin. Non, ce qui les intéresse c’est l’expérience immédiate de la réalité. Sans intermédiaires, sans fioritures. La vie telle qu’elle est, là, ici et maintenant, dans toute sa magie...



§ Les clochards célestes de Jack Kerouac. Gary Snyder, Jack Kerouac et Henry Morley escaladent le Matterhorn. Morley est resté en arrière.


On alla jusqu’au promontoire d’où l’on pouvait voir toute la vallée et Japhy s’assit dans la position du lotus sur un rocher et il prit son chapelet fétiche à perle de bois et se mit à prier. C’est à dire qu’il tenait simplement le chapelet entre ses mains jointes, les pouces collés l’un à l’autre, et il regardait droit devant lui sans bouger d’un cil. Je m’installai de mon mieux sur un autre rocher et on se mit à méditer, silencieux. Moi, je fermai les yeux. Le silence était comme un immense rugissement. Là où nous étions un mur de rocs empêchait les murmures du ruisseau, son roucoulement et ses clapotis, de nous parvenir. Nous entendîmes plusieurs lalalaïtou mélancoliques, mais, malgré nos réponses, ils semblaient de plus en plus lointains. Lorsque j’ouvrais les yeux les teintes rosées étaient de plus en plus pourpres à chaque fois. Les étoiles commencèrent à briller. Je tombai dans une profonde méditation, sentis qu’effectivement les montagnes étaient bien des bouddhas et des amies, et je fus gagné par un sentiment surnaturel, trouvant étrange que trois hommes seulement hantassent cette immense vallées : trois, chiffre mystique. Nirmamakaya, Sambhogakaya et Dharmakaya. Je priai pour la sécurité et finalement pour le bonheur éternel du pauvre Morley. Une fois j’ouvrais les yeux et vis Japhy toujours assis, aussi immobile qu’une pierre et j’eus envie de rigoler, il avait l’air tellement drôle. Mais les montagnes étaient infiniment solennelle, tout comme Japhy, et moi-même d’ailleurs, et en fait le rire est solennel.

C’était fantastique. Le rose disparu et tout devint crépuscule pourpre et le rugissement du silence était comme une vague de diamants traversant les portails liquides de nos oreilles. Un homme pouvait y puiser la paix pour mille ans. Je priai pour Japhy, pour son bonheur futur, pour son accession à la bouddhéité. J’étais complètement sérieux, complètement halluciné et complètement heureux.

« Les rochers sont espace, pensai-je, et l’espace est illusion. » J’avais un million de pensées. Japhy avait les siennes. Je m’émerveillais de le voir méditer les yeux ouverts. Et j’étais surtout totalement émerveillé que cet extraordinaire petit bonhomme qui étudiait avec persévérance la poésie orientale et l’anthropologie et l’ornithologie et toutes ces autres choses dans les livres et battait la montagne et les pistes comme un vrai petit aventurier, pouvait oublier sont ridicule et magnifique chapelet de bois et prier solennellement en ce lieu, comme un saint antique l’aurait fait dans le désert. Mais c’était tellement surprenant de voir ça dans l’Amérique moderne, couverte d’aciéries et d’aéroports. Le monde n’est pas si mauvais quand on a des Japhys, pensai-je, et je me réjouis. Mes muscles douloureux et mes crampes d’estomac étaient difficiles à supporter, de noirs rochers nous encerclaient, rien pour vous apaiser par ici, ni paroles douces ni baisers. Pourtant être nés juste pour mourir, comme nous le sommes tous, me semblait justifié ce soir, par le fait que deux jeunes gens sincères étaient assis là, en train de méditer et de prier pour le monde. Quelque chose en surviendra, mes amis, dans cette voie lactée de l’éternité qui s’étend devant les yeux enfiévrés de nos fantômes. J’avais envie de communiquer toutes ces pensées à Japhy mais je savais que c’était sans importance et que de toute façon il les connaissait déjà. Et puis, le silence est une montagne dorée.


§ Gary Snyder et la méditation.


«Je continue avec le zen parce que s’asseoir, faire zazen, est primordial. S’asseoir c’est l’action de regarder à l’intérieur. La méditation est fondamentale, on ne peut minimiser ce fait. C’est si fondamental que nous vivons avec depuis quarante ou cinquante mille ans, sous une forme ou une autre. Ce n’est pas quelque chose de spécifiquement bouddhiste. C’est aussi fondamental à l’activité humaine que la sieste pour les loups ou de planer en cercle pour les faucons et les aigles. C’est comment vous prenez contact avec ce qui est à la base de vous-même. Et le zen a élagué un tas de chichis pour garder cela comme primordial.


Maintenant la réalisation de cela est clairement comprise dans la tradition tibétaine lorsqu’ils parlent des trois mystères : le corps, la parole et l’esprit. Cà, pour moi, c’est le bouddhisme fondamental ; c’est fondamental pour l’existence même, et le bouddhisme concerne l’existence. Les trois choses qui sont le plus proche de nous - nos corps, nos esprits et notre parole - sont celles que nous connaissons le moins, celles auxquelles nous prêtons le moins d’attention. On les utilise comme nos outils tout au long de nos vies, à des fins relativement limitées, y compris la survie, mais on apporte très peu d’attention au fait de leur existence même. Un message simple de l’enseignement est que beaucoup de peines, de souffrances, de confusions que nous rencontrons dans nos vies ont simplement pour cause de ne pas faire attention à ce qui est le plus proche de nous depuis l’origine et d’en faire bon usage : le corps, la parole et l’esprit. Les trois pratiques sont alors la méditation assise pour explorer l’esprit ; le chant ou la psalmodie, ou la poésie ou les mantras pour explorer la parole et la voix ; le yoga ou la danse ou biner le jardin ou ramasser du bois pour le feu, pour l’exploration du corps. Nous faisons tous toutes ces choses, alors ce qu’il faut juste y ajouter c’est une réelle conscience dans l’action, et aussi réaliser le caractère merveilleux et mystérieux de tous ces actes simples, ce qui nous ramène encore à la méditation assise, parce que c’est là que vous pouvez vraiment nourrir et toucher le merveilleux, et aussi l’ennui de vos vies. Trungpa fait bien ressortir comment la méditation est ennuyeuse et combien comprendre ce qu’est l’ennui est très important. C’est avec vous-même que vous avez affaire, pas avec quelques stimuli extérieurs qui seraient là pour vous distraire (…)


Pour finir je parlerais de très anciennes et pour moi belles et utiles manières d’appréhender les choses : l’attention à l’instant et la gratitude pour l’univers matériel et pour tous les autres êtres dans leurs échanges avec nous.»


Oui, sagesse et compassion, Manjusri et Avalokitesvara, qui finalement sont inséparables, qui sont la Voie, qui sont la Vie à son niveau fondamental. Actualiser cette nature profonde c’est aller au bout de son humanité en quelque sorte. C’est ce que l’on fait en s’asseyant sans but.


En ces temps d’urgence écologique, les appels à la simplicité volontaire sont les bienvenus et l’on peut constater, comme en témoignent les poèmes de Han Shan et Ryôkan et ces deux prochains extraits des « Clochards Célestes », que ceux-ci ne datent pas d’hier. Effectivement, dans notre course à la sécurité et au confort matériel, n’avons-nous pas perdu un peu de notre humanité?


§ LES CLOCHARDS CÉLESTES de Jack Kerouac. Voici deux passages incantatoires et visionnaires où l’on parle des bouleversements qui vont profondément secouer le monde au cours des années 60 et dont on ressent encore l’énergie aujourd’hui. La révolution ne fait probablement que commencer...


(Japhy se releva d’un bond.) « J’ai lu Whitman, ‘savez ce qu’il dit ? Debout les esclaves, faites trembler les despotes étrangers. Il veut dire que tel doit être l’attitude du Barde, du  barde fou inspiré par le zen, sur les vieilles pistes du désert, qu’il faut imaginer le monde comme le rendez-vous des errants se baladant sac au dos, des clochards célestes qui refusent d’admettre qu’il faut consommer toute la production et qu’ils doivent donc travailler pour avoir le privilège de consommer toute cette merde qu’ils n’ont jamais voulu de toute façon, comme les réfrigérateurs, télé, voitures, tout au moins ces nouvelles voitures sophistiquées, et toutes sortent d’ordures inutiles, les huiles pour faire pousser les cheveux, désodorisants et autres saletés qui finiront dans la poubelle huit jours plus tard, tout ce qui constitue le cercle infernal : travailler, produire consommer, travailler, produire, consommer. J’ai la vision d’une grande révolution des sacs à dos. Des milliers, des millions de jeunes Américains, errant partout avec leur sac, escaladant les montagnes pour prier, faisant rire les enfants, réjouissant les vieux, rendant heureuses les jeunes filles et plus heureuses encore les vieilles, tous transformés en cinglés zen arpentant le monde écrivant des poèmes qui apparaissent dans leur tête sans rime ni raison, pratiquant la bonté, offrant l’image d’une éternelle liberté par leurs actes étranges et spontanés, à tous les hommes, et même à tous les êtres vivants. »


Et plus loin…


Tout allait pour le mieux pour les cinglés zen, les patrouilles de flics étaient passées trop loin pour nous entendre. Pourtant, il y avait une sagesse dans tout cela, comme vous pourrez le constater en faisant une balade la nuit dans une petite rue de banlieue et que vous passerez maison après maison, chacune avec la lampe du salon brillant dorée, et, à l’intérieur, le petit carré bleu de la télévision, chaque famille fixant probablement son attention sur le même spectacle ; personne ne parle, silence dans les cours ; chien aboyant après vous, étonnés de voir passer un homme à pieds, pas sur des roues.

Vous verrez ce que je veux dire lorsqu’il apparaîtra que tout le monde commence à penser la même chose et que les cinglés zen sont retournés à la poussière depuis longtemps, un dernier rire sur leurs lèvres de poussière. Je ne dirai qu’une chose à ces amateurs de télévision, ces millions et ces millions de l’œil unique. Ils ne font de mal à personne en restant assis devant cet œil unique. Mais Japhy non plus ne fait de mal à personne.

Je l’imagine errant sac au dos dans les rues d’une quelconque banlieue, passant les fenêtres bleue télévision des maisons. Tout seul. Ses pensées les seules pensées qui ne lui sont pas venues en poussant un bouton de contrôle.


À la fin des Dharma bums, Japhy Ryder (Gary Snyder) finit par prendre un bateau pour le Japon où il passe dix années à étudier le zen. Mais la vie monacale ne lui convenant pas, il rentre au Etats-Unis où il s’attèle à donner corps et verbe à sa pratique sauvage, une joyeuse rencontre des traditions amérindiennes, bouddhistes, zen, taoïstes, hindouistes, écologistes et anarchistes. En effet, bien qu’ayant une profonde approche du zen, Snyder ne peut se résoudre à séparer son histoire et ses expériences de sa pratique. Son zen est resté pur, dans le sens d’aller à l’essentiel, et complètement tourné vers la vie. Energique, voir anarchique, c’est un zen complètement impliqué dans le monde. Voici un superbe poème exprimant ce savoureux mélange.


§ LE JOUEUR DE FLÛTE BOSSU de Gary Snyder


Le joueur de flûte bossu

se promène partout.

S’assied sur les rochers autour du grand bassin

sa bosse      est un sac


Xuanzang

se rendit en Inde en 629 de notre ère

revint en chine en 645

avec 657 soutras, images, mandalas,

et cinquante reliques-

un paquetage bombé avec une ombrelle,

des broderies, des gravures,

un encensoir bringuebalant tandis qu’il sillonnait

Le Pamir   le Tarim      Turfan

Le Penjab      le doab

Entre le Gange et la Jamna,


Sweetwater, Quileute, Hoh

Amour, Tanana, Mackenzie, Old Man,

Big Horn, Platte, la San Juan


il portait

     « le vide »

il portait

     « l’esprit seulement »

     vijnaptimâtra


Le joueur de flûte bossu

Kokop ‘ele


Sa bosse est un sac.


               §


Dans le canyon de Chelly sur la paroi nord, en hauteur près d’une grotte, se trouve le joueur de flûte bossu étendu sur le dos et jouant de son instrument. De l’autre côté du lit plat et sablonneux du canyon, en traversant un ruisseau à gué et se frayant un passage dans la glace, sur la paroi sud, les images gravées d’une espèce de mouflon aux cornes bouclées. Ils se tenait dans l’ombre glacée de la paroi sud à une soixantaine de mètres ; je m’assis au soleil torse nu, face au sud, avec le joueur de flûte bossu au-dessus de ma tête. Ils murmurèrent. Je murmurai. D’un côté à l’autre du canyon, un son clair.


               §


Dans les plaines du Bihâr, près de Râjgir, se trouvent les ruines de Nalandâ. Le nom Bihâr vient de « vihara »- temple bouddhiste – le siège de diamant est dans le Bihâr, et le pic des vautours aussi – les pèlerins tibétains descendent dans ces plaines. Les murs de Nalandâ sont épais de deux mètres, et les moines tous éparpillés – livres brulés – étendards en lambeaux – statues fracassées – par les Mogols. Xuanzang décrit les hautes tuiles bleues, les discussions subtiles – Logiciens du Vide – adorateurs de Târâ, « Joie de la lumière étoilée », aux seins nus. Celle qui sauve.


               §


Bisons fantômes, ours fantômes, mouflons fantômes, lynx fantômes, antilopes fantômes, pumas fantômes, marmottes fantômes, hiboux fantômes : tournoyant et se rassemblant, en une majestueuse descente,

              Alors l’homme blanc aura disparu.

papillons sur les pentes couvertes d’herbe

et de trembles –

des nuages en enclume du bleu profond de Krishna


s’élèvent sur les arcs-en-ciel

et tombe une pluie luisante

chaque goutte –

de minuscules êtres qui tombent doucement

de manière oblique :

un petit bouddha est sis dans chaque perle –

rejoignent les millions de bouddhas-graines

de graminées ondoyantes sur le sol.


              §


Ah, qu’est-ce que je porte ? Quel est ce fardeau ?

Qui est-ce là-bas dans la poussière

dormant à même la terre ?

Avec un chapeau noir et une plume plantée

dans la manche ?


- C’est le vieux Jack Wilson,

Wovoka, le prophète,


Coyote Noir vit le monde entier

dans le chapeau vide de Wovoka


le ciel sans fond


la nuit de la lumière étoilée, allongés sur le flanc


l’inclinaison verticale de l’océan

toutes sortes d’êtres

peuvent nager dans la mer

résonnant dans les corridors en spirale des conques


miroir : une éternité en arrière

se vêtir     ou rire

quel monde aujourd’hui ?


Joyau perle de cristal

qui apprivoise et guide

le dragon de long de l’épine dorsale


roue, spirale,

ou souffle de l’esprit


- mouflons aux cornes bouclées.

Ce bourdonnement dans tes oreilles


c’est le criquet des étoiles.


        §


Là-haut dans les montagnes qui bordent le Grand Bassin


         c’est le plus vieux des arbres

         qui me l’a murmuré à l’oreilles.


         L’Ainé des Ëtres

         l’Ainé des arbres


         Pinus longaeva.


         Et toute la nuit une jeune bande

              de pins à amandes


          chanta et chanta.




 
DHARMA PUNK
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